Tumeurs

Tableau: Le cri par Edvard Munch
Regarde-moi, comme j’ai mal,
Crois-tu que j’ai été fidèle
A tes souffrances viscérales
Qui m’ont portée à tire d’aile ?
Je crie à m’en tordre le cou,
À m’en écorcher les genoux,
Je me tords à m’en rendre fou,
Bien immobile, au garde-à-vous.
Les douleurs calmes et latentes,
Je sais ce qu’elles aiment le mieux,
Je les enserre dans mon ventre,
Vacarme chaud et silencieux.

Je les nourris là, dans le noir,
Pleines de venins et d’espoirs,
Je les construis comme un rempart
Face à ce monde sans égards.

Le cancer est une maladie qui a une dimension psychologique très importante.

Bien entendu, le terrain génétique, et plus encore le mode de vie influent sur la probabilité que l’on développe ou non un cancer.

Mais au sein de ce mode de vie, notre hygiène mentale compte tout autant que nos habitudes alimentaires.

Une étude sur des patients atteints de différents cancers montre que la vulnérabilité de ces patients est marquée à la fois par le fonctionnement de leur groupe familial et par l’expérience de traumatismes douloureux anciens et récents. 

Outre la peur et la colère, d’autres émotions primaires “négatives” comme la solitude, l’ennui, la culpabilité et l’inadéquation peuvent nous atteindre et nous marquer dans nos chairs si nous répétons ces expériences trop souvent et surtout si nous nous y attachons trop fortement.

Les personnes atteintes de cancers sont souvent des personnes dont la loyauté au groupe est très forte et très ancrée, mais chez lesquelles des traumatismes au niveau de leur groupe d’appartenance sont inexprimés et finissent par “pourrir de l’intérieur.”

En voici deux exemples avec ces deux parcours de vie:

1. Années 70. 
A. est une jeune fille très traditionnelle. Sage, disciplinée, brillante dans les études. 
Elle est adorée de toute sa famille: pas uniquement de ses parents, de toute sa famille. Grand-parents, oncles, tantes, cousins, cousines. 
Si elle a un rhume, tout le monde prend de ses nouvelles. Si elle réussit un examen, on fait une célébration en son honneur. Sa famille est ce qu’il y a de plus important dans la vie d’A.
Elle est fiancée avec un superbe jeune homme dont elle est très amoureuse, et le mariage est pour bientôt. Un jour, ce jeune homme la voit rouler en voiture avec un des ses professeurs d’université. Il fait alors courir le bruit qu’A. est une salope. Il annule le mariage.

Considérant qu’elle leur a fait honte, toute sa famille lui tourne le dos, à l'exception du cercle le plus proche. Quelques mois plus tard, le charmant jeune homme épouse finalement une cousine d’A., qui était aussi (accessoirement) sa meilleure amie.
A. sombre dans une profonde dépression. Pour la soigner, on l’exile à l’étranger, elle qui tient tant à son cadre familial.
On l’envoie donc en France, pensant que ce sera mieux pour elle, et elle se retrouve seule dans un pays inconnu, gris et froid.
La multiple trahison est balayée sous le tapis et le sujet ne sera plus jamais abordé. A. ravale sa colère, sa dépression et ses larmes et apprend à survivre dans son nouvel environnement.

Fin 1995. A. doit subir une opération bénigne pour des douleurs au ventre. 4 à 5 jours d’hospitalisation, avant  de rentrer à la maison auprès de son mari et de sa fille.   
En ouvrant pour opérer, le chirurgien fait une découverte inattendue: il trouve une tumeur grosse comme une pastèque au niveau du pancréas.


Le pancréas est un organe périphérique mais indispensable de la digestion.
On parle de “digérer” des évènements ou des émotions. Lorsque l’on vit beaucoup d’émotions, on peut avoir du mal à digérer, et lorsqu’on accumule les émotions non-exprimées, celles-ci peuvent carrément former des nœuds psychiques et physiques.

En médecine chinoise, “un mauvais fonctionnement du pancréas fait suite à des événements souvent traumatisants, un choc qu’on a encaissé mais qui nous a déstabilisé.e. Il représente les instincts primaires qu’on a refoulés. Il s’agira souvent d’une situation qui met en cause un autre membre de la famille.”
Son dysfonctionnement parle aussi d’une colère non-exprimée.


2. Années 40. 
M. se bat aux côtés des français durant la Seconde Guerre Mondiale. En tant qu’Algérien, indigène non-citoyen d’un département français, on ne lui a pas laissé le choix. Alors il se bat. Il se bat au nom de la liberté de “Nos ancêtres les Gaulois”, et il ne se débrouille pas trop mal puisqu’il est décoré, et surtout, il rentre chez lui entier.

8 mai 1945. La France française célèbre sa Libération dans la joie, l’allégresse et le rasage du crâne de quelques femmes.
Les Algériens aimeraient bien, eux aussi, goûter à la liberté. Ils manifestent, dans plusieurs villes. La France refuse toute velléité d’indépendance ou d’égalité pour les indigènes. La liberté, c’est bon pour les Français, pas pour les sauvages. Les manifestations sont réprimées dans le sang.
8 mai 1945. La France massacre entre 15 000 et 45 000 Algériens qui voulaient être libres.
M. est là. Il fait partie des survivants.

Années 50, la guerre d’Algérie. Enfin, ce n’est pas encore une guerre, ça ne s’appelle pas comme ça: la version officielle française, c’est qu’il s’agit d’opérations de guérilla menées par des terroristes.
M. se bat pour la libération de son pays. Pour ne plus être considéré comme un “sous-humain”. Pour que ses enfants, Algériens d’Algérie n’aient plus à réciter bêtement “Nos ancêtres les Gaulois”. Pour ne plus jamais voir de massacre comme celui du 8 mai 1945, commis par une nation “civilisée” qui défend ses intérêts économiques. 
Pour cela, pour son combat pour Sa liberté, pour la liberté de ses enfants et pour celle de son peuple, M. est arrêté et torturé par les forces françaises durant plusieurs semaines. Deux fois.

Il a de la chance: il sait se taire. Les soldats français ne lui extorquent pas suffisamment d’informations pour comprendre qu’il fait partie de la lutte active. Ils le relâchent. Deux fois.

De son expérience de la torture, M. n’en parlera quasiment jamais. Il continuera à se taire, encore et toujours.

1994. M., qui a toujours eu une hygiène de vie irréprochable et qui n’a jamais fumé, déclenche un cancer de la gorge.
Inutile de préciser que la gorge, siège de la voix, c’est l’organe de la communication par excellence. Et donc aussi des blocages dans la communication, des non-dits, de l’étouffement.

Début 1995. Le cancer de M. avance à tel point qu’il n’y a pas d’autre choix que de lui retirer les cordes vocales. Pour cette opération délicate, on lui conseille de partir se faire opérer en France. Il part donc direction Paris où il séjourne chez sa fille, A. désormais bien installée, mariée avec une petite fille.





Vous l’aurez compris: M. et A. sont père et fille.

Il est d’ailleurs notable que tous les deux aient déclenché des tumeurs quasiment en même temps.

M. et A. ont tous deux fait face à des traumas différents, vécus à des époques et dans des contextes différents. Ce qui les relie, au-delà du lien de filiation, c’est un très fort attachement aux groupes de référence (la famille et le pays), des traumatismes importants en lien avec ces groupes de référence, et une façon commune de gérer le traumatisme.

La génétique n’est pas seule responsable de ces affections: M. a 3 autres enfants, et aucun d’eux n’a souffert de la moindre tumeur jusqu’à ce jour. Ils n’ont pas le même type de blessures et ne les gèrent pas de la même façon.

Le cancer est, bien entendu, multi-factoriel et l’alimentation ainsi que l’exposition ou non à des facteurs polluants jouent un rôle déterminant dans l’émergence de cancers en tant que maladies de société.

Mais la dimension psychologique est tout aussi importante dans le “choix” des tumeurs de se développer chez certaines personnes plutôt que chez d’autres.

Nous avons toutes et tous des cellules dégénérescentes, mais dans des conditions normales de fonctionnement de l’organisme, ces cellules sont détruites aussi vite qu’elles sont apparues et elles ne prolifèrent pas.  

Notre état mental général a un impact sur notre renouvellement cellulaire. Par conséquent, les émotions que nous vivons de façon répétée ont aussi leurs maux à dire à ce sujet.

Une émotion, c’est censé être quelque chose de passager: 

une émotion dure 90 secondes. C’est un signal chimique dont le but est de nous mener à l’action (“emovere” , mettre en mouvement).

Lorsque ces émotions sont tellement fortes, tellement énormes, qu’elles se bloquent, qu’elles restent à l’intérieur sans trouver d’issue de secours à leur taille, elles finissent par gangréner. 

Il n’est pas évident de leur trouver des portes de sorties, cela peut certainement faire l’objet du travail de toute une vie.

Un bon début est peut-être de choisir de ne pas alimenter ces émotions-là, de ne pas leur donner à manger de façon à éviter qu’elles ne continuent à grossir de façon incontrôlée.

Pour ma part, dans les deux parcours de vies croisées que je vous ai racontés, je suis la 3e génération. M. et A. étaient respectivement mon grand-père et ma mère.

Je n’ai jamais vraiment envisagé la possibilité que je puisse développer un cancer un jour. Pourtant, mettre en parallèle ces deux parcours de ma famille proche me pousse à m’interroger à ce sujet.

Je suis quelqu’un qui parle assez peu, et certainement pas avec tout le monde. J’ai hebergé des colères silencieuses plus dévastatrices que les cyclones du triangle des Bermudes. J’ai des moments dépressifs.

Malgré cela, je ne pense pas être un terrain propice au développement de tumeurs. J’ai su dépasser mes colères familiales. J’apprends à verbaliser mes souffrances, à l’oral, ou de préférence à l’écrit. Mes moments dépressifs ne deviennent jamais des dépressions: je n’arrive pas à voir la vie en noir pendant suffisamment longtemps.

Bien sûr, rien n’est encore définitif pour moi. « Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir », cela pourrait aussi bien être la devise des tumeurs espérant se développer et coloniser un organisme. Mais je pense sincèrement ne pas les nourrir suffisamment pour qu’elles se sentent à leur aise chez moi.

En attendant de connaître le fin mot de cette histoire, si ces lignes résonnent avec ce que vous-même ou un.e proche traversez, alors, ces parcours de vies résumées en quelques mots auront été utiles.


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